De l’eau dans les biberons

P.1971-7

Chaque citerne est listée, comme le sont les dix enfants de l’île dont l’âge est compris entre 30 mois et 7 ans. L’âge auquel la thyroïde est la plus sensible à cet iode, qui vient également vicier le système gastro-intestinal. C’est que ces mêmes enfants, pour la plupart, sont nourris au lait en poudre, confectionné avec l’eau de ces citernes, dont « toutes les mesures indiquent » qu’elles enregistrent « la présence de produits de fission frais ».

C’est une pluie tropicale, que l’on imagine apaisante. Pourtant, cette nuit du 12 au 13 juin 1971, c’est de particules de mort qu’elle inonde l’atoll de Tureia. On est ici au bout du monde, dans les Tuamotu, à 1 200 km à l’est de Tahiti, et surtout à moins de 100 km de Mururoa. La veille, l’armée y a procédé au tir Encelade. Une bombe parmi les plus puissantes jamais testées par la France, équivalant à trente fois celle d’Hiroshima.

Quelques années plus tôt, les 500 habitants de l’atoll ont vu débarquer 400 légionnaires sur le pied de guerre. Une base est construite. A l’époque, Maoake Brander est tout juste adolescent. En 2011, il a témoigné dans le cadre d’une campagne baptisée les Témoins de la bombe.

39 retombées à Tureia

« C’était le développement, poursuit-il. Il y avait plus d’argent qui rentrait à la maison. » Sur place, des masques de protection sont distribués, qu’on demande aux locaux d’arborer à chaque tir. D’abord, c’est le rayon qui sature l’horizon. « Dix minutes après, le bruit arrive sur Tureia, évoque Maoake Bander. Tout l’atoll est secoué. Les noix de cocos tombent. Tu es torse nu, et tu sens le toucher de l’explosion sur ta peau. »

Puis vient la pluie, comme ce fatidique 13 juin. Daté du 10 août 1971, un document déclassifié en 2013 émanant du service mixte de contrôle biologique (SCMB) de la Défense et que nous révélons, présente l’étude de « la dose absorbée en contamination interne au cours du mois suivant le tir ». Les agents du SCMB ont scrupuleusement relevé les niveaux de radioactivité sur l’atoll, notamment celui des citernes, remplies d’une eau saturée en iode 131. La preuve que l’armée connaissait, dans le détail, l’exposition de la population. « Dans la nuit du 12 au 13 juin, une retombée importante, aggravée par une pluie concomitante, était décelée sur l’atoll », mentionne le document.

Chaque citerne est listée, comme le sont les dix enfants de l’île dont l’âge est compris entre 30 mois et 7 ans. L’âge auquel la thyroïde est la plus sensible à cet iode, qui vient également vicier le système gastro-intestinal. C’est que ces mêmes enfants, pour la plupart, sont nourris au lait en poudre, confectionné avec l’eau de ces citernes, dont « toutes les mesures indiquent » qu’elles enregistrent « la présence de produits de fission frais ».

Une radioactivité multipliée par plus de… 78 000 dans l’eau de pluie

Les doses sont « effarantes », selon les spécialistes. Alors qu’au naturel, l’eau de pluie enregistre une radioactivité comprise entre 0,3 et 1 becquerel par litre, l’eau des citernes culmine à 78 440 becquerels par litre le 13 juin. Au total, entre 1966 et 1974, Tureia a été officiellement frappé par 39 retombées radioactives. Ses habitants ont très vraisemblablement bu de l’eau contaminée pendant près d’une année. Sans compter qu’à l’époque, les militaires notent qu’« il faudra prévoir vraisemblablement une augmentation sensible de la dose à l’os dans les mois à venir, du fait de l’apparition de radionucléïdes. »

Cela explique-t-il l’actuelle situation sanitaire de l’île ? « Des familles sont décimées par des cancers, y compris les enfants », dénonce Roland Oldham, de l’association Moruroa E Tatou. « Mes parents sont décédés de maladies cancéreuses, avance Maoake Brander. Dues à quoi ? Je ne sais pas. Moi, je suis malade du dos et de la thyroïde. On ne compte plus les évacuations vers Tahiti… »

https://www.leparisien.fr/archives/de-l-eau-contaminee-dans-les-biberons-21-02-2016-5564425.php

 

http://archivesgamma.fr/2023/08/29/de-leau-dans-les-biberons