Gavdos

A.1986-1

Après la catastrophe de Tchernobyl et la fin de l’Union Soviétique, une petite équipe de scientifiques russes trouve refuge sur la minuscule île grecque de Gavdos. Cette communauté singulière, menée par un survivant du désastre, le physicien nucléaire Andrei, prône le retour à la nature, le partage des connaissances et l’immortalité comme mode de vie. Ils y créent une école ésotérique qui se revendique de la pensée du philosophe grec Pythagore et qui explore les étapes de l’évolution de l’humanité jusqu’au prochain niveau : l’immortalité. Lorsqu’ils révèlent leur projet à la communauté locale et à l’Église, les choses se gâtent…

https://www.lelieuunique.com/evenement/the-immortals-at-the-southern-point-of-europe-de-yiorgos-moustakis/

Avant de débarquer à Gavdos, le groupe existait déjà depuis près d’une décennie. Son doyen était Andreï, un physicien nucléaire irradié lors d’une mission volontaire sur le site de Tchernobyl. Récit fondateur: «Il s’est rendu chez le médecin vers lequel on l’avait adressé et il a vu que la clinique était remplie d’irradiés. Le médecin lui a donné des pilules et une adresse à Moscou. Andreï savait très bien qu’en réalité, il n’existait aucune pilule contre les radiations. Au lieu d’aller à Moscou, il a décidé de partir vivre dans un village, où il a commencé à travailler comme agriculteur. Il a rencontré une femme. Il a bu de grandes quantités de vodka. Il a énormément travaillé. Tout cet alcool et ce travail l’ont fait transpirer. C’est ainsi qu’il a nettoyé son organisme. C’est de cette même manière que nous nous sauvons aussi, tous les jours», rigole Andreï. Les grosses journées remplies de raisonnements et de travail manuel se terminent par d’indénombrables rasades de raki artisanal, l’eau-de-vie crétoise qui précède, accompagne et suit le repas.

C’est donc l’histoire d’un irradié qui se soustrait à une mort annoncée, et d’un groupe de jeunes physiciens qui, dans l’Union soviétique finissante de Gorbatchev, se mettent au vert, rejettent leurs carrières et découvrent une autre réalité. «Nous avons commencé à étudier les anciens philosophes russes, en vivant dans des villages. Nous avons réalisé que les deux choses n’étaient pas séparables: impossible de comprendre cette philosophie sans l’expérience de la vraie vie russe – une vie dont on ne sait rien quand on habite à Moscou et qu’on travaille à l’université. Avec ces gens, nous avons été témoins des simples miracles de la vie quotidienne – et nous avons commencé à comprendre. Un jour, un habitant d’un village voisin nous a demandés de l’aide pour soulever un gros tronc. On s’est mis à six pour tenter de le pousser dans son camion, sans succès. C’est alors que deux hommes sont arrivés, menus et maigrelets. Ils ont dit: «On y va.» Et ils l’ont fait.» Moralité? «L’esprit modifie les possibilités du corps. De la même manière, nous avons vu une vieille dame faire partir une douleur en s’adressant à une blessure et en marmonnant des mots.» Puissance de la magie, ou de la suggestion. Choisissez…

Le lien avec la Russie ne s’est jamais perdu. «Nous avons trois maisons: une ici, une sur l’île Margarita, au Venezuela, et une au sud-ouest de Moscou, dans la forêt. Ce sont des endroits assez difficiles à atteindre, où il n’y a à peu près que nous. On voyage d’un lieu à l’autre si c’est nécessaire, s’il y a besoin d’une personne de plus ici ou là.» Composé en tout d’une vingtaine de personnes, le groupe est doté d’une forte identité collective, parle toujours au «nous» et donne, en même temps, l’impression d’exister par les apports particuliers des femmes et des hommes qui le composent: leurs talents, leurs histoires, leurs inclinations. Ce n’est pas une équipe de recherche scientifique comme on en connaît, ce n’est pas une communauté hippie ou libertaire, ce n’est pas une communauté religieuse ou spirituelle, une secte avec des adeptes et des gourous. Vous avez l’impression de vous trouver face à un lien humain d’un genre inédit. C’est une famille, peut-être, sans liens de sang et sans rôles attribués.

Au lendemain d’une longue soirée de raisonnements et de raki, vous constatez, au réveil, la stupéfiante absence de la gueule de bois que vous attendiez. Vous retrouvez Rachel et Marek pour descendre à Tripiti. Sur ce cap qui clôt la côte méridionale de l’île, toute en falaises, le groupe a bâti deux objets. Lorsque le chemin bifurque, vous prenez à gauche pour atteindre le premier: le temple d’Apollon, qui est inachevé. «Le pope était au courant, il était tout à fait d’accord que nous construisions ce sanctuaire. Mais l’évêque est intervenu, menaçant de nous faire jeter en prison et d’enfermer le pope avec nous. Notre idée, c’est de bâtir ça pour tout le monde. Nous reprendrons donc la construction lorsque tout le monde en voudra», explique Rachel. Les Russes fréquentent assidûment les églises de l’île, où ils peignent des fresques et sculptent des boiseries, mais ils sont également favorables au rétablissement d’un lien entre les humains et les immortels d’autrefois, les dieux antiques…

Vous revenez à la bifurcation et vous prenez à droite pour atteindre le deuxième artefact des immortels. Vous marchez quelques dizaines de minutes, en faisant halte sous des cèdres entortillés, jusqu’à une étendue de sable étrangement moelleux, parsemé d’algues blondes évoquant des cheveux de bébés. Au bout de la plage, au sommet d’une formation rocheuse en forme de ponton avec deux arches, les Russes ont construit une chaise géante, sur laquelle vous grimpez en jouant des coudes, comme le ferait un petit enfant sur un siège de dimensions courantes. Une chaise, pourquoi? Rachel évoque le symbolisme du lieu, situé à l’extrémité sud de l’Europe, et des quatre pieds. Marek vous confie un secret que vous vous engagez à ne pas répéter. Au pied de la falaise, vous vous déshabillez sur le sable épais et vous entrez dans l’eau. Vous vous baignez dans la mer, mais aussi dans l’impression que votre vie est en train de se transformer.

Deuxième soirée chez les immortels. Avant que les verres recommencent à se remplir, vous essayez d’en savoir plus. L’immortalité, comment ça marche? «Il y a dans notre corps tellement de possibilités de changement qu’on n’utilise pas. Pourquoi? Parce qu’on crée un mode de vie qui ne les requiert pas: un monde mort qui, par un effet de feedback, nous influence, nous rendant morts à notre tour. Nous pensons que c’est la raison fondamentale de la mort, le point de départ de la destruction psychologique.»

L’explication d’Alekseï emprunte un détour: «Il y a des gens qui essayent de changer leurs croyances en adoptant, par exemple, les religions orientales. Nous les voyons arriver à Gavdos, venus de Grèce et de toute l’Europe. Ils disent: «On va survivre dans la forêt.» Pendant une année, ils travaillent à créer leurs conditions de survie. Après, ils ne savent pas quoi faire. Certains repartent, retournent vivre dans une maison, dans leurs familles. D’autres commencent à se détériorer. Ce n’est pas un chemin viable pour créer des idées.» Impératif catégorique des Russes pythagoriciens: toujours produire des idées neuves, ne jamais faire des copies de celles des autres. Ne jamais tout à fait atteindre son but, non plus. «Si tu l’atteins, c’est une petite mort: la mort d’une idée.»

C’est ainsi que les Russes de Gav­dos ont plongé dans «vingt ans d’études arithmétiques, mais aussi sur l’alphabet». Idéalement, estiment-ils, chaque mot de chaque langage devrait être compréhensible immédiatement, par tout le monde, partout: «Autrement, c’est un langage mort»… Mouvement perpétuel d’une pensée qui semble prendre forme sous vos yeux: «Tout le monde dit que c’est impossible. Mais nous cherchons, dans la vie de tous les jours, à dépasser les raisons de mourir qui nous gouvernent», intervient Alla. Exemple personnel: «Je travaillais dans un institut de recherche. J’ai vu tout mon futur se dérouler devant moi et j’ai réalisé qu’il me gouvernait en me conduisant vers un certain type de mort. J’ai décidé de ne pas suivre cette ligne, de changer, de créer un autre mode de vie.»

Au large de la Crète, Gavdos est pour ainsi dire l’île d’une île. Mais elle possède un îlot à son tour, encore plus minuscule, appelé Gavdopoula, vide d’humains et peuplé d’oiseaux. «Pythagore racontait que, dans une vie précédente, il avait rencontré Hermès à Gavdopoula. Le dieu lui dit: «Je peux tout te donner, sauf l’immortalité.» Pythagore demanda alors de pouvoir se souvenir de toutes ses vies. Car ce qui est vraiment dommage avec la mort, c’est que toutes les expériences accumulées disparaissent.» A propos de Gav­dopoula, Rachel connaît également une autre histoire. Il y a deux ou trois générations, on exila sur l’îlot un ivrogne chronique, qu’on voulait sevrer, avec de l’eau et des olives pour se sustenter. On retourna le chercher quelques semaines plus tard et on le trouva complètement soûl. Comment? Il avait trouvé un baril de vin, tombé d’un bateau qui avait fait naufrage. Y a-t-il une moralité? Sans doute…

Quitter ces gens et ces lieux, c’est s’arracher. Vous le faites quand même – il le faut bien – en vous disant que vous avez peut-être saisi quelque chose. On dit habituellement que seule l’acceptation de notre finitude permet de donner de la valeur à chaque instant. Mais les Russes de Gavdos ont une autre idée: l’immortalité comme mode de vie – si vous avez bien compris – consiste à vivre chaque instant dans la plénitude absolue que l’on peut ressentir lorsqu’on ne pense pas au futur comme à une source d’angoisse. Vous vous dites, aussi, que si l’immortalité deviendra un jour une réalité, ces gens si aimables, si évidents et si étranges en seront dignes et en feront bon usage. Clairement, ils sont des spécimens d’une autre humanité. Clairement, vous pouvez être comme eux.

Nic Ulmi, Le temps, 2014

https://www.letemps.ch/sciences/lile-immortelshttps://www.letemps.ch/sciences/lile-immortels

 

On trouve aussi des psychanalystes et des ingénieurs spécialisés en technologie spatiale. Leurs travaux sont mystérieux et menés dans des laboratoires de fortune construits sur un terrain désert avec un tas de machins indéterminés autour, en train de rouiller le long d’allées boueuses. L’une des structures qu’ils ont construites possède une pyramide verte qui dépasse du toit et ressemble à un truc stellaire imaginé par J.J. Abrams. Tous ces scientifiques ont obtenu de prestigieux diplômes et certains d’entre eux ont même travaillé pour l’équivalent russe de la NASA. Cependant, au lieu d’analyser des éprouvettes et de décortiquer les technologies étrangères, ces scientifiques ont labouré la terre pendant de nombreuses années en étant très peu payés – voire, pas du tout. Le curé de l’île de Gavdos leur a donné les « sept acres de terre » où ils ont construit eux-mêmes leurs maisons et où ils se sont rendus utiles en effectuant des raccordements d’électricité, des travaux agricoles et de la menuiserie.@Pendant plus de dix ans, l’église et les scientifiques se sont bien entendus, mais à présent les immortels ont irrité la communauté locale en rendant publiques leurs ambitions. Ils pensent qu’il faut « reconstruire le monde » et mettre en place « la naissance d’une nouvelle humanité immortelle ». Les scientifiques sont en ce moment même menacés d’extradition, et pour cause : ils ont commencé à construire un temple grec où ils envisagent de faire revivre la pensée de Pythagore et déterrer les mystères grecs oubliés.

Un réalisateur norvégien, Yiorgos Moustakis, est en train de tourner un documentaire sur ces scientifiques et leurs thèses extraordinaires.

« Beaucoup de légendes urbaines entourent ce groupe », m’a-t-il dit. « Certains pensent qu’ils sont venus sur l’île pour se guérir des radiations. D’autres disent que ce sont des espions qui travaillent pour le KGB ou la CIA sur un programme top secret. La plupart de ces histoires viennent de gens qui les ont rencontrés et qui ont vu leurs constructions autour de l’île. »

Expliquer en détail les projets de ces scientifiques bourrés prendrait trop de temps (et pas sûrs que vous y compreniez grand chose), mais pour résumer, leur objectif principal serait une longue quête destinée à atteindre la prochaine phase de l’évolution de l’espèce humaine.

« C’est une étude immense », certifie Moustakis. « La preuve que vous cherchez repose sur cette étude, comme la théorie de la relativité d’Einstein repose sur les maths. Bien entendu, la théorie de la relativité a été plus tard prouvée en laboratoire, avec l’accélérateur à particules, etc. Mais au début, avant que la théorie soit testée en pratique, elle avait besoin d’un cadre théorique qui marche. Pour le dire en d’autres termes, en effet, ces scientifiques possèdent bel et bien une base théorique plausible. »

https://www.vice.com/fr/article/xdbyqw/la-communaute-de-limmortalite-a-gavdos

http://archivesgamma.fr/2022/04/12/gavdos