La plupart des héros qui se battent depuis deux semaines pour tenter d’éviter au monde une catastrophe nucléaire restent à Fukushima. Et comme il est impossible de vivre sans arrêt dans la tension inouïe de la centrale en danger, les autorités japonaises ont mis en place un lieu de repos, à quelques kilomètres. Il s’appelle le « Kaiwo Maru II », c’est un quatre-mâts qui mouille dans le port d’Onahama, dévasté par le tsunami.
Raphaëlle Leyris, Paris Match, mars 2011
La plupart des héros qui se battent depuis deux semaines pour tenter d’éviter au monde une catastrophe nucléaire restent à Fukushima. Et comme il est impossible de vivre sans arrêt dans la tension inouïe de la centrale en danger, les autorités japonaises ont mis en place un lieu de repos, à quelques kilomètres. Il s’appelle le « Kaiwo Maru II », c’est un quatre-mâts qui mouille dans le port d’Onahama, dévasté par le tsunami. Il aurait dû emmener des étudiants à Honolulu, alors il dispose d’un générateur d’électricité, ainsi que de réserves d’eau et de vivres. Là, les hommes de Fukushima sont censés se détendre. Lire des mangas ou des magazines, regarder la télévision ou surfer sur Internet, après avoir pris une douche chaude, mangé un repas au lieu des pâtes lyophilisées habituelles, avant de dormir sur un vrai matelas, entre des draps frais. Mais comment lâcher prise quand l’avenir du pays repose sur vos épaules ?
Ici, ils peuvent échanger des mails avec leurs familles dévorées par l’angoisse, et tenter de se montrer rassurants quand la situation l’est si peu. Aucun des techniciens, ouvriers, pompiers ou soldats venus se reposer sur le « Kaiwo Maru II » n’est en mesure de tout oublier une fois à bord. Les repas au mess sont pris en silence, comme s’il n’y avait plus rien à dire. Les réserves de bière sont intactes. Personne ne veut prendre le risque de l’ivresse, alors que, très vite, il va falloir repartir à l’assaut du monstre nucléaire. Se laisser aller, ce serait rendre encore plus dur, plus terrible, le retour au combat contre les réacteurs.
Ainsi vivent les « 50 de Fukushima » quand ils peuvent s’éloigner de la centrale. Au départ, ce nombre correspondait à celui des employés restés sur place le 15 mars, après qu’un feu dans l’unité 4 avait forcé à l’évacuation des 750 travailleurs. Désormais, ils sont des centaines de héros, entre 200 et 800 – impossible de savoir combien exactement – qui se relaient par équipe de 50 pour intervenir. Ils travaillent une heure au maximum dans la centrale, à tenter de refroidir les réacteurs ou à essayer de restaurer l’électricité pour que les systèmes soient de nouveau sous contrôle. Avec, pour dérisoire protection, des masques respiratoires et des combinaisons lestées de détecteurs de radioactivité. Ensuite, pour limiter le degré d’exposition, ils passent au moins deux heures à l’abri, dans un complexe antisismique. C’est là aussi qu’ils se reposent. Ils y trouvent des nouilles instantanées, des bouilloires et un sol pour s’allonger en attendant que revienne leur tour.
Ont-ils peur ? Bien sûr. Ils n’ignorent rien des dangers qu’ils courent, de l’invisible ennemi qui les entoure et qui, déjà, les ronge, des risques de cancer démultipliés, de l’espérance de vie réduite. Ils savent tous que, le jeudi 24 mars, dans le réacteur n° 3, trois des leurs ont été irradiés. Deux ont eu la peau brûlée après avoir été en contact avec de l’eau contaminée : leurs bottes en caoutchouc n’étaient pas suffisamment hautes pour les protéger. Ils n’ont pas non plus oublié le sort des « liquidateurs » de Tchernobyl, ces centaines de milliers d’hommes et de femmes, intervenus dans les heures, les mois ou les années qui ont suivi la catastrophe ukrainienne de 1986. Un pourcentage affolant d’entre eux en est mort. Un autre, plus fort encore, en est ressorti malade ou handicapé.
Ils ont peur, oui, mais ça ne les empêche pas de se tenir debout, au cœur du cyclone. Ça ne les a pas empêchés de rester sur place ou d’y accourir, sur ordre de leur propre chef, par centaines, pour tenter de sauver ce qui peut l’être. Les hommes en fin de carrière, ceux qui ont déjà eu des enfants (la stérilité est l’une des conséquences de l’exposition à la radioactivité) sont les plus nombreux à s’être portés volontaires. Peut-être parce qu’ils sont les héritiers de la tradition kamikaze, peut-être parce qu’ils placent l’avenir de la société au-dessus de leur destin individuel… Peu importe les raisons, ils y sont allés. Et jour après jour, sans relâche, ils y retournent. Après une pause de deux heures dans l’abri de Fukushima, après une bonne nuit sur le « Kaiwo Maru II », après une énième mauvaise nouvelle, ils replongent au cœur de l’enfer nucléaire. Parce que les grands dangers rendent immenses certains hommes.
Raphaëlle Leyris, Paris Match, 31.03.2011
https://www.parismatch.com/Actu/International/Fukushima-Japon-centrale-151535