Le projet étant secret, les employés de l’usine ignoraient ce qu’ils faisaient exactement: «Mes parents, qui travaillaient à l’usine, ne savaient pas exactement ce qui y était fabriqué. Mais tous savaient que c’était quelque chose de dangereux», se souvient Alla Vetoshkina, une habitante de Sillamäe. Le lac situé à proximité, dans les eaux duquel les déchets de l’usine étaient déversés, était ainsi surnommé «le lac de la mort» par les habitants.
En 1946–1948, les soviétiques reconstruisent l’ancienne usine de traitement de Sillamäe afin d’extraire de l’oxyde d’uranium du minerai d’argilite à Dictyonema (une sorte de schiste bitumineux ). À cette époque de nombreux prisonniers de guerre sont employés dans les opérations de construction et les travaux miniers à Sillamäe. Le processus d’extraction de l’uranium de l’usine de Sillamäe est développé en collaboration avec l’usine pilote de Narva.
En 1957, la nouvelle ville de Sillamäe comptait déjà 10.000 habitants. Mais elle continuait, officiellement, à ne pas exister. Ses habitants n’avaient pas le droit de révéler son nom, leurs proches leur écrivaient à «Leningrad 1» ou «Narva 1».
Des gardes patrouillaient en permanence dans les rues de la ville, des panneaux situés à l’extérieur en interdisaient l’accès aux non-résidents et la frontière russo-estonienne était très surveillée. «Sillamäe était un État dans l’État», affirme Aleksander Popolitov, fondateur du musée de la ville.
Détail intéressant, la mairie de Sillamäe était pourvue d’un clocher d’église, de manière à tromper les avions ennemis survolant la ville en leur faisant croire qu’il s’agissait d’un banal village estonien.
En 1991, lorsque l’indépendance de l’Estonie a été proclamée, l’usine a fermé ses portes et beaucoup d’habitants ont perdu leur emploi. Aujourd’hui, les habitants de Sillamäe sont nostalgiques de l’époque soviétique, et ne sentent souvent ni estoniens, ni russes.
En 2009, le «lac de la mort» a été sécurisé au cours d’un chantier pharaonique afin d’empêcher les 6,5 millions de mètres cubes de déchets radioactifs qu’il recèle de contaminer la mer baltique toute proche. Ce qui n’empêche pas la ville de se vider. Sa population est passée de 20.000 à 14.000 habitants depuis la chute du bloc soviétique.
Annabelle Georgon, Slate.fr, 7 septembre 1916