Berlyn Brixner

A.1945-1

Photographier tous les aspects dun événement inconnu et imprévisible qui commence par le flash de lumière le plus brillant jamais produit sur terre. Berlyn Brixner, à 9 km de la détonation, utilisa cinquante appareils à différentes vitesses dobturation. 100 000 photographies de la première explosion nucléaire jamais réalisée par l’homme furent réalisées en quelques secondes, ce 16 juin 1945.

https://atomicphotographers.com/photographers/berlyn-brixner/

À l’aube du 16 juillet 1945, tandis que Mack et son adjoint, Ben Benjamin, s’affairaient dans un abri construit à l’ouest du Point Zéro13, une grande partie de l’activité cinématographique avait été confiée à un opérateur professionnel de 34 ans, Berlyn Brixner. Cet ancien employé du Service de préservation des terres d’Albuquerque avait été désigné quelques jours plus tôt pour enregistrer l’explosion nucléaire. Il disposait à cette fin d’une batterie de 37 caméras, parmi lesquelles des Fastax et des Kodak Ciné E 16 mm à déclenchement automatique, mais aussi d’une Mitchell 35 mm qui allait lui permettre de filmer le déploiement du champignon atomique en temps réel. Tout cet arsenal avait été installé dans un abri souterrain renforcé de ciment, situé à 9150 mètres au nord du Point Zéro14. Brixner faisait partie d’une équipe de vingt-sept techniciens placés ce matin-là sous le double commandement de R.R. Wilson et du Dr Henry Barnett. Par mesure de précaution, le matériel cinématographique avait été sécurisé dans deux petits bunkers d’acier et de plomb15 : il s’agissait en effet de protéger les appareils de prises de vues des radiations qui ne manqueraient pas de voiler les pellicules. À l’abri derrière leur rempart de métal, les caméras furent donc braquées vers le haut et enregistrèrent, à travers d’épais hublots de verre, la réflexion de la déflagration sur des miroirs inclinés implantés à l’extérieur. Souvent surexposées, en particulier au tout début de l’explosion16, ces images n’en fournirent pas moins de précieux enseignements sur l’enchaînement des événements.

11Brixner a raconté à plusieurs reprises la stupeur qui s’empara de lui au moment de la mise à feu. Le viseur de sa Mitchell s’illumina brutalement et il dut détourner les yeux, à demi aveuglé. Autour de lui, les montagnes voisines étaient visibles comme en plein jour. « Je vis cette énorme boule de feu qui s’élevait. J’étais littéralement fasciné et me contentais de la regarder. Soudain, il me revint à l’esprit que j’étais là pour la filmer.17 » D’un geste brusque, il redressa sa caméra pour suivre l’ascension du champignon atomique. Ce violent à-coup, fixé une fois pour toutes sur la pellicule, témoigne aujourd’hui encore de façon indirecte de la stupeur qui s’empara à cet instant de l’assistance.

12Quelques secondes après le déclenchement de la fission nucléaire, la plupart des caméras avaient déjà consommé leurs réserves de pellicule vierge. Tous les cas de figures avaient été envisagés : prises de vues variant du très gros plan au plan général, tournages à vitesse normale ou au ralenti, voire à l’ultra-ralenti. Les analystes disposèrent ainsi de toute une gamme d’outils descriptifs qui leur permirent ensuite de commenter l’expérience. Le début de l’explosion, filmé en très gros plan, avait ainsi été enregistré par une Fastax au rythme de 7143 i/s (une image toutes les 0,14 millisecondes) ; l’expansion rapide de la « boule de feu » donna lieu à un plan rapproché tourné à 30 i/s, etc.18

13Emporté par les courants aériens, le nuage de poussières radioactives se propagea rapidement vers le Nord-Est. Douze minutes après la mise à feu, les appareils de détection révélèrent une rapide augmentation de la radioactivité dans l’abri Nord. Ordre fut donc donné d’évacuer de toute urgence les lieux. Pris en charge par des véhicules militaires, les techniciens contournèrent la zone contaminée et rejoignirent le camp de base situé 16 km au sud du Point Zéro19.

14Dans les jours qui suivirent, Berlyn Brixner donna ses films à développer aux photographes de la base militaire de Wendover dans l’Utah. L’analyse des plans tournés à l’ultra-ralenti permit au physicien anglais Geoffrey Taylor de calculer l’énergie dégagée par la fission nucléaire, soit, nous l’avons vu, 19 kilotonnes d’équivalent TNT. Dans le même temps, Brixner confia le négatif 35 mm obtenu à l’aide de la caméra Mitchell en main propre au général Leslie Groves, quelques jours avant le bombardement de Hiroshima20. Conçue à l’origine comme un témoignage scientifique et comme un instrument d’analyse, la bande en question allait être dorénavant instrumentalisée par la propagande américaine.

https://journals.openedition.org/1895/3222?lang=fr

Berlyn Brixner was the head photographer for the Manhattan Project’s Trinity Test, the first detonation of a nuclear (plutonium fission) weapon. This detonation occurred on July 16, 1945 in Alamogordo, New Mexico. Brixner’s objective as a member of the Manhattan Project can be best described as follows: Photograph all aspects of an unknown and unpredictable event that begins with the brightest flash of light ever produced on Earth. To accomplish this, Brixner was stationed 10,000 yards (5.68 miles) away from the detonation. He incorporated fifty cameras of various running speeds using 16-millimeter black-and-white film positioned at different locations in order to capture in full and slow motion. These cameras were positioned at every possible angle, distance, and available film speed. All the cameras, including the one he had in his lap at the time of the atomic bomb’s detonation were operated from a central control station. Approximately 100,000 photographs were made of the Trinity atomic bomb test.

Brixner was hired into Los Alamos National Laboratory’s Manhattan Project in 1942 in the first year of World War II. He designed and engineered extremely high speed cameras under the direction of Professor Julian Mack, a former professor at the University of Wisconsin. At the time Brixner began working with Mack, there was no camera with the microsecond resolution needed for research purposes in the development of the first atomic bomb. They had the Mitchell camera capable of operating at 100 frames per second (fps), a Fastax at 10,000 fps, and a Marley at 100,000 fps. In addition, the drum streak (moving slit image) had 10-5 second resolution, and electro-optical shutters providing 10-6 second resolution. Julian Mack invented a rotating-mirror camera for 10-7 second resolution, which was in use by 1944. Small rotating mirror changes secured a resolution of 10-8 second. Photography of oscilloscope traces soon recorded 10-6 resolution, which was later improved to a resolution of 10-8 seconds. Brixner and Mack would eventually design and build framing cameras having the ability to operate at speeds of 50,000, 1,000,000, 3,500,000, and 14,000,000 fps.

Following World War II, Brixner worked until his retirement at Los Alamos National Laboratory (LANL), as head of the Optical Engineering Group. His photography and scientific work are contained in the LANL Historical Archives.

The film strip that captured the complete detonation of the Trinity atomic bomb test as a result of Brixner’s efforts is not generally considered to be as artistically important as it is scientifically important. But from a moral, sociological, and political point of view, it contains some of the most significant images captured on celluloid film of the twentieth century. Brixner’s images of Trinity captured the intensity, violence, and horror of the first nuclear weapon ever detonated. Beryln Brixner was the first atomic photographer.

https://atomicphotographers.com/photographers/berlyn-brixner/

July 16, 1945
5:29:45 a.m. (Mountain War Time)
Trinity Site, Alamogordo Test Range, Jornada del Muerto desert.
Yield: 19 – 21 Kilotons

Bulle de plasma de 266 mètres de diamètre formée par Gadget, lors de l’essai Trinity, après 0,025 seconde.

https://www.atomicarchive.com/media/photographs/trinity/fireball-2.html

 

Yvonne Delamater : Nous allons interviewer Berlyn Brixner. Monsieur, merci beaucoup d’être venu. Dites-moi brièvement où et quand vous êtes né et parlez-moi de votre éducation et de votre formation.

 

Berlyn Brixner : Je suis né à El Paso, au Texas, le 21 mai 1911. C’est là que j’ai fait la plus grande partie de ma scolarité. Après le lycée, je suis allé à l’Ecole des mines et de la métallurgie, qui se trouve également à El Paso. Puis, pendant quelques années, j’ai fréquenté l’Université du Texas à Austin, mais je n’ai pas obtenu de diplôme à cette époque.

 

Delamater : Qu’est-ce que vous vouliez étudier à l’époque ?

 

Brixner : J’ai commencé par étudier pour devenir ingénieur chimiste, mais j’ai vite compris que je n’aimerais pas être ingénieur chimiste. Je suis donc allé à l’université du Texas et j’ai découvert qu’il y avait beaucoup d’autres domaines d’études. Je me suis intéressé à la biologie, à la géologie et à ce genre de choses. Mais je n’ai jamais suivi suffisamment de cours pour obtenir mon diplôme.

 

Delamater : Comment avez-vous été recruté pour travailler sur le projet Manhattan à Los Alamos ?

Brixner : Un ami d’enfance d’El Paso m’a appelé un jour. Je vivais à Albuquerque à l’époque. Il m’a dit que les ingénieurs américains menaient un projet en temps de guerre et avaient besoin d’un photographe. Cela m’intéresserait-il ? J’ai répondu : « Oui, je serais très intéressé. » Je suis marié, j’ai un enfant et un autre est en route. Où est-ce que je vivrais et ce genre de choses ? » Il s’est donc arrangé pour que je vienne ici, à Los Alamos, et mon futur patron m’a fait passer un entretien.

 

Delamater : Quand êtes-vous arrivé ici ?

 

Brixner : En juillet. J’ai été embauché en juillet 1943.

 

Delamater : Quelle était votre expérience de la photographie auparavant ?

 

Brixner : J’ai été l’apprenti du Dr Waite à El Paso pendant trois ans, de 1932 à 1935, puis on m’a proposé un poste de photographe à Albuquerque. Je suis donc venu ici. J’avais travaillé là-bas comme photographe documentaire, photographe technique pour le service de conservation des sols dans leur, je suppose, section de biologie, où ils s’occupaient de la couverture de la terre, de l’érosion et de ce genre de problèmes.

 

Delamater : Que vous a-t-on dit sur votre travail à Los Alamos ?

 

Brixner : Lorsque le professeur Mack m’a interviewé, il a sorti un dessin d’une caméra à grande vitesse qu’il avait inventée et qu’il était en train de faire fabriquer. Il m’a dit que je devais faire fonctionner cette caméra et c’est tout ce qu’il m’a dit. J’ai dit : « Ça m’intéresserait beaucoup. » L’appareil devait photographier des explosions.

 

Delamater : Je veux en savoir plus sur cet appareil photo plus tard. Qu’avez-vous dit à votre famille et à vos amis ?

 

Brixner : Ils nous ont dit que nous ne devions rien dire de notre travail, ni même de l’endroit où nous nous trouvions, et simplement que nous avions une adresse : U.S. Engineers Box 1663, Santa Fe. C’est tout ce que nous devions leur dire et c’est ce que nous avons fait.

 

Delamater : Quel travail avez-vous effectué ici ?

 

Brixner : Lorsque je suis arrivé à bord en juillet 1943, l’appareil photo n’était pas encore sorti de l’atelier, alors mon patron m’a fait travailler au laboratoire de reproduction photographique.  À l’époque, ce laboratoire était dirigé par un physicien. J’ai donc relevé ce physicien de son travail, et j’ai donc réalisé des plans, des photostats et ce genre de choses rapidement, et je me suis débarrassé d’une grosse pile de tracés, parce que ce physicien n’avait pas été capable de faire ce travail très bien.  Quoi qu’il en soit, j’ai réglé tout cela en l’espace de quelques mois, puis ils ont embauché une personne pour faire ce travail, ce qui m’a soulagé. 

 

La nouvelle caméra était prête et j’ai rapidement commencé à travailler dessus, à essayer de la comprendre et à la faire fonctionner. Puis, assez rapidement, je l’ai emmené sur l’un des sites d’explosion et je l’ai fait fonctionner avec un physicien qui était là, Morris Patapoff de son nom. Très vite, lui et moi avons réussi à faire fonctionner cet appareil photo et à prendre des photos des expériences d’explosion qu’il étudiait.

 

Delamater : Vous avez dit que le professeur Mack avait inventé l’appareil photo. L’a-t-il inventé spécifiquement pour l’effort de guerre ?

 

Brixner : Oui, et pour ce travail en particulier. C’est vrai. Il a fait cette invention après son arrivée ici. Il est arrivé ici quelques mois plus tôt que moi, peut-être trois mois plus tôt.  Il a été l’un des premiers à venir ici.

 

Delamater : De quoi vous souvenez-vous à propos de cet appareil photo ? En quoi était-il différent et qu’est-ce qui lui permettait de prendre des photos à une vitesse aussi élevée ?

 

Brixner : Il s’agissait d’un appareil photo à fente ou d’un appareil photo de type chronographe, un peu comme les appareils photo utilisés lors des courses de chevaux pour prendre la photo d’arrivée. Seulement, il était équipé d’un miroir rotatif qui balayait l’image de la fente autour du film, ce qui le rendait beaucoup plus rapide que les appareils photo d’arrivée ordinaires. C’est vraiment tout ce qu’il y avait à faire. L’image de l’objet, qui était une explosion, se trouvait sur la fente de l’appareil photo.  Cette image était ensuite transmise à la pellicule, qui se déplaçait le long de la pellicule, de sorte que la lumière apparaissant dans la fente était enregistrée sur la pellicule et que le physicien pouvait ainsi savoir ce qui se passait dans l’explosion. Cela a fonctionné à merveille.

Delamater : Ces tests ont-ils eu lieu sur le site S, ou où ont-ils eu lieu ?

 

Brixner : En fait, le site où nous nous trouvions était celui d’Anchor Ranch. Ils avaient une chambre, un bâtiment en béton avec une façade en acier, et nous avions les caméras à l’intérieur de ce bâtiment, tandis que les explosions se produisaient à l’extérieur. Il y avait une fenêtre en verre pare-balles pour que la caméra soit protégée de l’explosion. Nous étions également protégés, bien sûr, puisque nous étions à l’intérieur de la chambre.

 

Delamater : La caméra a-t-elle bien fonctionné tout de suite ou vous a-t-elle posé des problèmes ?

 

Brixner : Eh bien, elle a fonctionné assez bien tout de suite.  Bien sûr, j’avais déjà fait des expériences avec l’appareil photo avant de l’emmener sur le site de l’explosion, et je savais donc que le miroir rotatif, qui était actionné par une petite turbine, était quelque peu instable et ne fonctionnait pas aussi bien qu’il l’aurait pu. Quoi qu’il en soit, l’appareil photo a rapidement fonctionné et donné des images très satisfaisantes. 

 

Cependant, le patron de Patapoff n’aimait pas les images que nous obtenions et disait que nous n’obtenions que des illusions d’optique, que nous photographiions des illusions d’optique.  En effet, les résultats que nous obtenions montraient que le processus d’implosion, qu’il étudiait, ne correspondait pas à ce que le patron physicien pensait que le processus d’implosion devait faire.

Nous avons continué à avancer, mais il n’y a pas eu d’accord sur les photos jusqu’à ce que deux ou trois mois plus tard, un nouveau physicien arrive et il a une technique pour faire des photos instantanées en un millionième de seconde ou une fraction d’un millionième de seconde de ces mêmes expériences. Lui et moi avons donc mis en place son système sur la mesa, en fait c’est la mesa sud, la mesa la plus proche. Il n’y avait rien d’autre qu’un champ vide. Nous l’avons donc mis en place et nous l’avons fait fonctionner. J’ai pris cette photo vers deux heures du matin. Nous avons obtenu une image parfaite montrant que le processus d’implosion était défectueux, et le patron de Patapoff n’a plus jamais eu d’ennuis. Je suppose qu’il a cherché à savoir ce qui n’allait pas dans ses calculs, alors qu’il pensait qu’ils étaient corrects. Tout s’est donc très bien passé.

L’appareil photo n’a pas menti.

 

A l’époque, je développais mes propres films. Mon patron avait également un laboratoire photographique, et d’autres personnes faisaient de la photographie pour tous ceux qui en avaient besoin dans la zone technique. Ils s’en occupaient, faisaient les tirages et tout le reste, alors bien sûr, j’utilisais ce laboratoire pour développer ces films. Il n’y avait donc aucun problème. J’étais déjà photographe, je savais comment les films devaient être développés, et cela n’a donc posé aucun problème. Les films que nous avons utilisés étaient exactement les mêmes que ceux que j’avais utilisés auparavant, du même type.

À ce moment-là, j’ai appris que nous fabriquions une bombe et qu’ils commençaient déjà à larguer des bombes factices à des fins de test. Ils voulaient que ces bombes soient photographiées pour voir comment elles tombaient et à quoi elles ressemblaient depuis un avion situé à 30 000 pieds d’altitude. C’était l’altitude à laquelle les avions volaient à l’époque.

 

Delamater : Qui était votre patron et quel était le nom de votre groupe ?

 

Brixner : À l’époque, le groupe s’appelait, je crois, le groupe E-2 et mon chef était le professeur Julian Ellis Mack. Il avait été professeur à l’université du Wisconsin et avait rejoint le projet pour effectuer ce travail. Bien sûr, avant la guerre, ses études portaient principalement sur l’optique et la spectroscopie, et il faisait donc exactement ce qu’il avait l’habitude de faire en arrivant ici. Et bien sûr, nous avons eu beaucoup de travaux différents dans les différents groupes pendant la guerre.

(Julian Ellis Mack  Il était l’une des principales autorités mondiales en matière de spectres atomiques et d’optique appliquée et, pendant la Seconde Guerre mondiale, il a apporté des contributions majeures aux travaux d’optique liés à la mise au point de la bombe atomique. En 1941-42, il est professeur invité à Princeton. Il y est resté l’année universitaire suivante pour travailler sur le projet Isotron dans le domaine de la recherche sur l’uranium.)

 

Quoi qu’il en soit, assez rapidement, j’ai dit à Patapoff : « Vous savez comment faire fonctionner cette caméra aussi bien que moi et il est inutile que je sois ici. Vous pourriez aussi bien la faire fonctionner vous-même. »  

 

Il a dit : « Très bien. » Il a donc pris ce poste et m’a relevé de mes fonctions. 

 

J’ai donc continué à faire d’autres travaux. Il y avait beaucoup de travail à faire à l’époque. 

  

Il s’agissait de photographier l’ensemble de la chute de l’avion, depuis sa sortie de la soute à bombes jusqu’à son impact au sol. Ils voulaient faire cela avec des caméras cinématographiques et bien que certains photographes de la marine s’en chargent, ils voulaient que j’apprenne à m’en servir. Mon patron m’a donc acheté une caméra professionnelle Mitchell et m’a demandé d’apprendre à m’en servir. Je ne connaissais rien du tout à la photographie cinématographique, alors je suis allé sur le site d’essai, qui se trouvait en Californie, à la base aérienne. Très vite, j’ai appris à faire fonctionner les caméras.  J’ai bien sûr beaucoup appris de ces photographes de la marine. Ils étaient plutôt avares d’informations, ils ne m’en donnaient pas beaucoup, mais ils ne voyaient pas d’inconvénient à ce que je reste là à les observer, et j’ai donc rapidement appris à faire fonctionner ces caméras.

 

Delamater : Je vais vous poser une question très bête. Vous étiez donc dans l’avion et au moment où la bombe a été larguée, vous avez pris cette photo ?

 

Brixner : Non, j’étais au sol avec un téléobjectif et je regardais l’avion et la bombe pendant qu’elle tombait, puis je la suivais pendant qu’elle descendait. Et puis j’avais une autre caméra qui était pointée sur la cible et qui tournait simultanément, donc il y avait deux caméras qui tournaient en fait en même temps. Cependant, j’ai rencontré beaucoup de difficultés avec ce gros téléobjectif, qui mesurait deux pieds et demi de long, qui dépassait de la caméra et du trépied, et qu’il était difficile de viser. Sur cette base aérienne, j’ai découvert qu’il y avait des tourelles de mitrailleuses montées sur des camions, je ne sais pas pourquoi. Mais j’ai dit à mon patron : « Pourquoi ne pas en acheter une pour y fixer la caméra, comme ça je pourrai la suivre facilement. » C’est ce que j’ai fait et ça a parfaitement fonctionné, et j’ai pu suivre la bombe avec une grande précision pendant qu’elle tombait. 

 

Bien sûr, les bombes n’agissent pas comme elles le devraient lors de leur premier largage parce que les boîtiers ont été mal construits. Notre personnel n’en savait pas beaucoup plus à ce sujet. En fait, la première que j’ai photographiée, après un certain temps de chute, s’est mise à tourbillonner et a projeté la queue de la bombe, complètement à l’écart. Heureusement, j’ai pu le suivre et prendre de belles photos pour qu’ils aient une trace de ce qui s’est passé. Très vite, ils ont refait le design de la caisse de la bombe, puis ils ont pris d’autres photos et ainsi de suite. Nous avons continué ainsi pendant plusieurs mois.  

 

En fait, au bout d’un certain temps, j’ai trouvé ce travail si facile et il y avait d’autres tâches à accomplir, alors mon patron a chargé une autre personne du groupe de s’en occuper. Il a repris ce travail et je n’ai plus rien eu à faire. Je faisais des travaux autour du site.

Delamater : Que faisiez-vous alors ? Quel était votre travail à l’époque ?

 

Brixner : Il y avait toujours un problème de photographie à grande vitesse. Ils étudiaient les obus à la sortie des canons. Et ils l’avaient sur ce même site d’Anchor Ranch, un canon de trois pouces, et ils voulaient que cette balle soit photographiée au moment où elle sortait de l’extrémité du canon, pour voir à quoi elle ressemblait et tout le reste. Ils m’ont donc confié ce travail et j’ai obtenu un autre appareil photo à grande vitesse qui avait été inventé par Harold Edgerton. Vous avez peut-être entendu parler de lui, l’inventeur des appareils photo à flash qui sont couramment utilisés aujourd’hui. Mais à l’époque, ils n’étaient pas encore très répandus.  Quoi qu’il en soit, il en a inventé un qui pouvait faire ce travail, alors je l’ai installé là-bas et j’ai pris de belles photos de la balle qui sortait de l’arme.

 

Les missions de ce type se succédaient.  Nous avions également des caméras commerciales à grande vitesse, appelées Fastax Cameras, qui prenaient environ dix mille photos par seconde. Je me suis donc rapidement familiarisé avec ces appareils et j’ai pris des photos d’explosions pour montrer comment elles se désagrégeaient, non pas au millionième de seconde, mais au dix millième de seconde. Ils avaient également besoin de ces informations. J’ai photographié d’autres expériences d’explosion avec cet appareil pendant quelques mois ou deux. Très vite, quelqu’un d’autre, l’un de nos collaborateurs, a appris à utiliser ces appareils photo, ce qui m’a déchargé de ce travail.

 

Delamater : Jusqu’à Trinity, à l’exception de la période passée en Californie, vous travailliez principalement à Anchor Ranch ?

 

Brixner : Oui, je travaillais sur différents projets dans les environs.  Je suis arrivé en 1943 et, au début de 1944, j’ai fait fonctionner l’appareil photo à miroir rotatif et j’ai passé la majeure partie de l’année 44 à photographier ces bombes factices. Vers la fin, j’ai confié ce travail à quelqu’un d’autre. En fait, ils ont déplacé ce projet à Wendover, dans l’Utah, mais c’était le même travail. Quoi qu’il en soit, d’autres personnes ont repris ce travail. 

 

Nous devions commencer à travailler sur la photographie de l’explosion, prévue pour 1945.  Nous devions donc lancer Trinity. Nous avons d’abord essayé de trouver un site pour le faire.  Huit sites avaient été envisagés. Un professeur du MIT, Kenneth Bainbridge, était chargé de cette opération. Il avait donc cherché un site et, à l’automne 44, il s’était finalement décidé. Voyons voir, le site le plus proche était près de Cuba, au Nouveau-Mexique, et le plus éloigné se trouvait dans le golfe du Mexique, sur des îles de sable. Quoi qu’il en soit, il a opté pour un site au sud de Grants, au Nouveau-Mexique. Il a donc dit qu’il se rendait sur place pour examiner le site avant la sélection finale et il a demandé à mon patron de m’accompagner parce que je connaissais bien le pays, pour y avoir vécu et voyagé.

Nous y sommes donc allés et j’ai immédiatement constaté que la situation était très mauvaise. Il était couvert de coulées de lave. Ces coulées étaient traversées par des tunnels fragiles. Ce n’était donc pas un site idéal pour construire des routes et transporter la grosse bouteille, Jumbo, qu’ils pensaient devoir utiliser. Je lui ai donc dit que je ne pensais pas que ce site était très approprié et qu’il devrait aller voir un autre site qui ne présentait aucun de ces inconvénients et qui était très facile à utiliser. Il s’agissait de ce qu’on appelle la Jornada del Muerto, au sud-est de Socorro, au Nouveau-Mexique. Il s’agit d’une vaste zone plate, dépourvue d’arbres, de coulées de lave ou de quoi que ce soit d’autre. Il a donc jeté un coup d’œil et a décidé de prendre ce site, de l’utiliser. 

 

Nous avons alors commencé à planifier la façon dont nous allions prendre les photos lorsque la bombe serait prête à exploser. Cela s’est passé près d’un an, en fait environ huit mois, avant les explosions proprement dites. Sept ou huit mois.

Delamater : En fait, vous êtes descendu huit mois avant ?

 

Brixner : Oui, c’est vrai. J’y suis allé plusieurs fois avec mon patron et nous étions en train de réfléchir à l’emplacement des caméras, et beaucoup d’expériences supplémentaires ont été développées avec des caméras. C’est lui qui s’en chargeait. Kenneth Bainbridge l’a chargé, a chargé mon patron de l’ensemble de la photographie sur le site de Trinity. Après le développement de ces expériences, mon patron m’a confié la responsabilité de la partie cinématographique de la photographie. Je m’occupais donc de tout cela. J’ai finalement réussi à faire fonctionner près de cinquante caméras ou à les rendre prêtes à fonctionner au moment de l’explosion.  Nous avions deux sites au nord du Zéro et deux sites à l’ouest du Zéro, l’un à 800 et l’autre à 10 000 mètres. Il y avait beaucoup de caméras sur chacun des quatre sites.

 

Delamater : Vous l’avez vraiment bien couvert pendant l’examen lorsque vous avez pris les images animées de ces différents sites.

 

Brixner : Il y avait aussi un cinquième site à environ 25 000 mètres. Mon patron avait chargé deux GI de faire fonctionner des caméras aériennes pour prendre des photos de tout ce qui pouvait se passer dans la haute atmosphère et les enregistrer. Nous avions donc cela en plus. Mais je n’ai rien eu à voir avec cette opération puisqu’il s’agissait encore de caméras.

 

Delamater : Votre caméra cinématographique, outre le fait qu’elle montrait l’explosion, quelles informations les scientifiques et les militaires tiraient-ils de ces films ?

 

Brixner : Ils ont obtenu un enregistrement assez complet de l’explosion, à partir des 10 000 premiers centièmes de seconde. J’avais un grand nombre de ces caméras Fastax qui tournaient sur le site jusqu’à une minute ou plus après l’explosion. Nous avons donc obtenu un enregistrement complet de l’ensemble de l’explosion grâce à ces caméras. Tout était là. Environ 100 000 photos ont été prises avec toutes ces caméras, bien sûr en fonctionnement. Les photos que vous pouvez regarder sont presque toutes prises à partir des images de ces caméras.

 

Delamater : Qu’en est-il des photos de Jack Aeby ? Qu’est-ce qui les différencie ? C’étaient des images fixes, parce qu’il développait le film si rapidement, ou… ?

 

Brixner : Jack Aeby avait un appareil photo qu’il avait obtenu, je crois, d’Enrico Fermi. Il faisait de la photographie pour Enrico Fermi et il avait cet appareil. À la dernière minute, je suppose qu’il a obtenu l’autorisation de photographier l’explosion. Il se trouvait au sud de l’explosion, je pense au camp de base ou quelque part dans les environs. Il a donc pris ces photos. À l’époque, je n’en savais rien du tout. Ce n’est que plus tard que j’ai su qu’il avait pris un certain nombre de belles photos en couleur. C’était avec un film couleur.

 

Delamater : Les vôtres étaient en noir et blanc ?

 

Brixner : J’avais aussi des pellicules couleur dans mes caméras, des caméras 16 millimètres, et elles donnaient des images satisfaisantes, mais rien de particulièrement spectaculaire.

 

Delamater : Et vous étiez à l’ouest et au nord, et lui au sud ?

 

Brixner : À l’ouest et au nord. Les photos d’Aeby sont presque les mêmes, sauf qu’elles sont prises du sud au lieu de l’ouest ou du nord.

 

https://ahf.nuclearmuseum.org/voices/oral-histories/berlyn-brixners-interview/ 

http://archivesgamma.fr/1945/07/12/beryl-brixner-2