City

Michael Heizer a 23 ans lorsqu’il se lance fin 1967 dans la sculpture environnementale. Tandis que les tensions sociales et politiques s’exacerbent, il quitte régulièrement New York, où il ne vit que depuis quelques mois, pour se réapproprier les paysages intemporels du Nevada et de la Californie. Heizer est en effet originaire de Berkeley, sur la baie de San Francisco. Il se croit alors investi d’une mission qui consiste littéralement à inscrire dans le paysage la mémoire de la civilisation américaine avant l’apocalypse nucléaire qu’il pense imminente. Dans la dynamique de la conquête spatiale, Heizer affiche une foi indéfectible en la capacité de la technologie à remplir dans l’urgence ce devoir national.

Après le succès de Double Negative en 1970, Heizer est déterminé à construire City, un temps appelée Complex City, une œuvre bien plus imposante destinée à lui survivre au-delà de la catastrophe qu’il appréhende : « Ma pratique reflète en particulier ma conscience de vivre à l’ère nucléaire. Nous sommes peut-être en train de vivre la fin de la civilisation. ». L’artiste recherche un terrain en compagnie du pilote G. Robert Deiro, une figure de Las Vegas qui deviendra son ami. À l’issue de cette prospection, il achète plus de 800 hectares dans Garden Valley, à 200 kilomètres au nord de la ville. Il délaisse progressivement son studio de TriBeCa pour s’y installer définitivement en 1972 dans une caravane, puis dans son ranch construit à deux pas de la sculpture. L’artiste, qui pensait n’en avoir que pour quelques années, s’est laissé dépasser par un projet en constante évolution.

Heizer déclarait en 1977 à propos de Complex One, le premier élément monumental de City : « Quand la déflagration finale nous emportera, Complex I constituera votre artefact. Il représentera votre art parce qu’il est conçu pour durer et résister à une température et à un choc considérables. ». Son euphorie créatrice était à la hauteur de son angoisse. Il encourageait la comparaison de sa sculpture avec un bunker ou un bouclier anti-explosion. Envisagée pour accueillir des silos de missiles MX dans les années 1980, Garden Valley jouxte la base aérienne de Nellis et le fameux site d’essais aériens ultrasecret Area 51. Heizer s’amuse du fait que les pilotes de chasse ou les représentants du ministère américain de l’énergie, survolant la sculpture, la confondent régulièrement avec des installations militaires. La forme des Complexes évoque en effet les bunkers et levées de terre du Laboratoire National de Los Alamos, fer de lance néo-mexicain du Manhattan Project, ou certains entrepôts à munitions construits par l’armée durant la Seconde guerre mondiale.

En 2004, le gouvernement Bush a programmé la construction d’une voie ferrée passant à deux pas de City. Le gouvernement fédéral envisage alors de faire converger tous les déchets nucléaires du pays pour les enfouir dans le Nevada. À 160 kilomètres au sud-ouest de City, le site de Yucca Mountain a été retenu par le ministère de l’énergie malgré l’opposition de la population, qui a déjà subi les retombées des essais atmosphériques. Cet acheminement implique la construction d’une nouvelle ligne.

Jadis fasciné par les travaux publics, les installations militaires, le nucléaire, les explosifs, les mines ou les voies ferrées, Heizer se retrouve ironiquement dans la situation de l’arroseur arrosé. Confronté à une réalité terrifiante du sublime technologique, il fait front avec les écologistes et d’autres résidents. Il va jusqu’à médiatiser son action,

Serge Paul, “Michael Heizer et les risques du sublime technologique”, Marges 14 | 2012 “Au-delà du Land Art”p. 28-46

Image : Dépôt de munitions de la Seconde guerre mondiale, Tonopah Valley

Image : Serge Paul, 2006

http://archivesgamma.fr/1967/12/29/city