Pierre, mon Pierre, tu es là, calme comme un pauvre blessé qui se repose en dormant, la tête enveloppée. Ta figure est douce et sereine, c’est encore toi, enfermé dans un rêve dont tu ne peux sortir. Tes lèvres, que jadis j’appelais gourmande, sont blêmes et décolorées. Ta petite barbe est grisonnante. On voit à peine tes cheveux car la blessure commence là et au dessus du front, à droite, apparait l’os qui a sauté. Oh! comme tu as eu mal, comme tu as saigné, tes habits sont recouverts de sang. Quel choc terrible a subit ta pauvre tête que je caressais si souvent en la prenant de mes deux mains. J’ai baisé tes paupières, que tu fermais pour que je les embrasse. en m’offrant ta tête d’un mouvement familier.
Nous t’avons mis en bière, samedi matin, et j’ai tenu ta tête pour le transport. Nous avons mis le dernier baiser sur ta figure froide. Puis quelques pervenches du jardin dans la bière et le petit portrait de moi que tu appelais « la petite étudiante bien sage » et que tu aimais. C’est le portrait de celle qui avait eu le bonheur de te plaire assez pour que tu n’hésites pas à lui offrir de partager ta vie alors que tu ne l’avais vu que quelques fois. Tu m’as dit bien souvent que c’est la seule occasion de ta vie où tu aies agi sans aucune hésitation, avec la conviction absolue de bien faire. Mon Pierre, je crois que tu ne t’es pas trompé. Nous étions faits pour vivre ensemble et notre union devait être.
Ta bière et fermée et je ne te vois plus. Je n’accepte pas qu’on la recouvre de l’affreux chiffon noir. Je la recouvre de fleurs et je m’assieds près d’elle.
On vient te chercher, assistance attristée, je les regarde, je ne leur parle pas. Nous te conduisons à Sceaux et nous te voyons descendre dans le grand trou profond. Puis affreux défilé de gens. On veut nous emmener. Nous résistons. Jacques et moi, nous voulons voir jusqu’au bout, on comble la fosse, on pose les gerbes de fleurs, tout est fini, Pierre dort son dernier sommeil sous la terre, c’est fini, de tout, de tout…
Lettre de Marie Curie à Pierre Curie, 1906, Archives Evelyne Didi.
Image : Le cortège funéraire devant la maison des Curie pour l’enterrement de Pierre Curie, 108 bd Kellerman, 1906.Source : Musée Curie ; coll. ACJC / Cote MCP414